ME SAUVER EN SAUVANT LES AUTRES

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Un nouvel article de Tatyana Bilyk, pionnière de la médiation familiale en Ukraine

J’écris sur moi et sur ce qui se passe autour de moi afin que ceux qui s’intéressent à la façon dont nous vivons en ce moment puissent le découvrir. Du fait que mon dernier article a été traduit dans différentes langues et publié dans différentes maisons d’édition des groupements de médiation, des collègues de différents pays m’ont envoyé des SMS et m’ont demandé comment ils pouvaient nous soutenir dans cette lutte contre les occupants.

Récemment, j’ai remarqué un phénomène de ma psyché : lorsque je suis submergée par un sentiment d’impuissance et que je ne peux plus supporter la situation, les messages téléphoniques des personnes dans le besoin et qui vivent des conditions encore pires que les miennes, me donnent la force de continuer à agir.

« … Pourriez-vous mener une consultation avec une jeune mère qui veut se suicider ? »;

« … Le père qui se retrouve avec un enfant de deux ans qui a un urgent besoin d’aide : couches, nourriture pour bébé, vêtements »;

« … S’il vous plaît, aidez-moi avec de la nourriture et des médicaments, je n’ai pas de travail, je vis avec ma mère handicapée »;

« … Il faut scotcher les fenêtres de la maison des personnes âgées : un homme alité, 82 ans, avec sa femme, 69 ans, qui ne peut sortir de chez lui »;

« … S’il vous plaît, aidez-nous à évacuer les familles avec de jeunes enfants de la zone de guerre, elles ont besoin d’argent »;

« … Nous ne pouvons pas faire face à la situation, nous avons besoin d’un véhicule pour évacuer les blessés »;

« … Aidez ma mère, elle est en état de choc après l’évacuation de Marioupol, nous nous sommes échappés de justesse, mais il y a du chagrin dans notre famille »;

et chaque jour ces messages sont de pire en pire…

Cela peut sembler paradoxal, mais l’état de bien-être revient quand je commence à travailler. Rencontrer la réalité, la regarder honnêtement, demande une certaine dose de bon sens et de courage. Il est impossible d’accepter la guerre, et chaque fois qu’une explosion gronde, des larmes coulent de mes yeux, je souffre à l’idée que la maison de quelqu’un est maintenant détruite comme la maison de mes parents et que quelqu’un est mort comme certains amis et parents de mes collègues. Et puis je ressens l’angoisse d’attendre des informations sur les morts et des photos des champs d’explosion avec des immeubles résidentiels détruits.

Aujourd’hui, j’ai lu les nouvelles dans « Ukraine Today »: « Quatre villages de la région de Kiev sont au bord de la catastrophe humanitaire en raison des bombardements constants des troupes russes ». Mes parents vivaient dans l’un de ces villages, et nous avons réussi à les faire sortir, ainsi que la famille de mon frère, alors que les occupants étaient déjà dans leur région. Dieu seul sait s’ils pourront rentrer chez eux et si la guerre anéantira toute vie dans ce village.

Avec toute cette horreur, néanmoins, ma psyché commence à s’adapter, et je remarque que mes réactions commencent lentement à changer. Au lieu de la stupeur primaire, sous le poids de cette réalité, des ressources apparaissent pour résister au stress et il devient possible de soutenir ceux dont la réalité est encore plus dure que la mienne. La psyché essaie d’accueillir de nouvelles connaissances sur le monde et sur les gens, mais parfois une surcharge se produit et les fusibles sont obligés d’entrer en fonction. Il faut encore du temps pour que mes anciennes stratégies d’adaptation s’adaptent à la nouvelle réalité et je découvre de plus en plus en moi des mécanismes de défense qui étaient auparavant inaccessibles à ma conscience et j’essaie d’aborder cela plus consciemment, me donnant ainsi un soutien à moi-même. L’une des façons de me donner du soutien aujourd’hui dans ces conditions de guerre est la formule mobilisation-relaxation, qui fonctionne comme inspirer et expirer. Pour avoir quelque chose à donner aux autres, il faut apprendre à recevoir, c’est-à-dire à faire quelque chose pour soi-même, au moins les choses les plus simples (manger des plats chauds, dormir sous une couverture bien chaude, serrer l’être aimé dans ses bras), ce sont ces moments de paix qui m’aident à survivre et à continuer à vivre, à ne pas devenir une créature pétrifiée, mais à en rester en en contact avec mes propres sentiments.

Avant la guerre, je gérais un projet de médiation familiale en coopération avec les services sociaux et des centres pour la famille de Kiev. De plus, la Ligue des Médiateurs d’Ukraine réside au centre des anciens combattants qui a soutenu les anciens combattants de l’opération anti-terroriste de l’est de l’Ukraine depuis 2014. Plus de 50 médiateurs familiaux travaillent pour notre organisation, en procurant un service gratuit à toutes les familles dans le besoin.  Quand nous travaillions avec ces familles d’anciens combattants qui avaient participé à la guerre du Dombass et qui traversaient une crise familiale, il était difficile de vraiment comprendre leur expérience associée à leur participation aux hostilités. Maintenant que cette expérience est aussi la nôtre, nous comprenons mieux les émotions et le niveau de stress dans lequel les personnes se trouvent quand il y a la guerre. Les conflits familiaux deviennent encore plus insupportables et aigus, alors que chacun attend du soutien. Dans ces situations de crise familiale, le monde s’effondre, non seulement à l’extérieur, mais également à l’intérieur, car dans l’échelle du stress, le divorce vient en second après la mort d’un être aimé. L’évocation de cette question en médiation familiale apporte trop de douleur et de désespoir chez les personnes. C’est une sensation d’être déchiré en mille morceaux, un sentiment de vide et de solitude, comme si quelqu’un était décédé, soit vous-mêmes, soit l’être cher, soit le monde entier, comme si rien ne restait. C’est ce à quoi nous allons faire face dans notre travail de plus en plus dans le futur proche.

En ce moment je travaille bénévolement et, comme nombre de mes collègues, je fais ce dont il y a le plus besoin dans la réalité actuelle, mais j’espère que les psychologues disent vrai quand ils affirment que les compétences professionnelles sont les dernières à s’effondrer, même en cas de psychose ou de démence; alors je pourrai reprendre mon travail de médiatrice familiale dès que ce sera nécessaire pour les familles ukrainiennes.

Nous restons également en contact les uns avec les autres, médiateurs familiaux, ainsi qu’avec l’Association de Médiation familiale d’Ukraine, dont je suis l’une des fondatrices.

Nous recueillons des informations sur tous nos membres pour comprendre qui est où, qui est resté en Ukraine, qui est parti ailleurs, qui a besoin d’aide, qui est prêt à aider les bénévoles et comment. En ce moment tout le monde est privé de travail et de moyens de subsistance, et de nombreux médiateurs avec enfants sont obligés de vivre dans d’autres maisons, dans d’autres villes, dans d’autres pays et de reconstruire leur vie à partir de rien. Physiquement ils sont en sécurité, mais psychologiquement nombre d’entre eux sont en grande difficulté.

À cause de l’information en temps de guerre, nous manquons d’information sur ce qu’il se passe réellement dans notre pays en ce moment : le nombre réel de morts, la situation politique réelle, ce qu’il arrivera demain, quand la guerre prendra fin; nous ne savons rien. Ceux qui sont restés en Ukraine vivent ici où l’on entend des explosions tous les jours, et nous voyons les cadavres allongés près des maisons bombardées; c’est notre réalité. Quand notre cerveau imagine la crise humanitaire à Kiev, nous trouvons des idées sur comment nous protéger et protéger les autres de toutes ces conséquences; et j’espère vraiment que nous continuerons à être en capacité de nous procurer de la nourriture et des médicaments pour ceux qui en ont besoin, et d’aider autant que possible ceux qui n’ont pas pu quitter la ville pour des raisons variées.

De nombreux pays nous soutiennent dans le combat contre l’agression russe, en rassemblant de l’aide humanitaire et en envoyant des biens essentiels et des médicaments aux civils; ils accueillent également des réfugiés dans leurs maisons. Nous voyons un grand nombre de très bonnes initiatives dans le monde entier, et mes collègues et amis de différents pays nous soutiennent émotionnellement et financièrement. Grâce à votre soutien nous pouvons aider nos concitoyens, et grâce à vous, je peux me sauver en sauvant les autres.

Tatyana Bilyk, médiatrice, formatrice et consultante, Présidente du bureau de ITC « Mediation School », co-fondatrice de l’association « League of Mediators of Ukraine » et de « Association of Family Mediators of Ukraine », contact du Service Social International en Ukraine, psychologue, psychothérapeute.

Contact

Tél.: +38 (050) 446 3020 (Viber, WhatsApp, Telegram)

Email: Tatyana.bilyk@gmail.com

Traduction : Marianne Souquet (France) et Linda Bérubé (Québec)